Hanashi Aï, le magazine fédéral de France Shorinji Kempo, a été publié pour la première fois en 1996. Afin de faire découvrir ou redécouvrir certains articles parus dans ses colonnes tout au long de ces années, la fédération a eu envie de les publier sur son site.
À l’occasion des 80 ans de Jean-Claude Lemarchand, professeur du club de Pavilly, la fédération a souhaité lui rendre hommage en commençant par publier l’interview qu’il avait accordé à Hanashi Aï.
Hanashi Aï n°3, décembre 1998 – Mémoires d’anciens
« L’histoire des pionniers de notre discipline continue dans ce numéro avec M. Lemarchand Jean-Claude »
Nom : Lemarchand
Prénom : Jean-Claude
Âge : 64 ans [en 1998, ndlr]
Karaté : 3e kyu
Aïkido : 3e kyu
Judo : 3e dan
Shorinji Kempo : 5e dan [aujourd’hui 6e dan Junhanshi et instructeur national, ndlr]
Club : Budo club de l’Austreberthe
Hanashi Ai :
M. Lemarchand. Pouvez-vous, à votre tour (après M. Najhi [dans Hanashi Ai n°2, ndlr]) nous parler de votre histoire dans les arts martiaux et comment êtes-vous arrivé à pratiquer le Shorinji Kempo ?
M. Lemarchand :
Mon histoire (d’amour ?) avec le Shorinji Kempo, passe par un long cheminement relativement complexe, mais sans doute semblable à celui qu’ont connu la plupart des anciens. Dès le lycée, j’étais « bon en gym ». C’était, il faut bien le dire, une de mes matières préférées. L’un de mes co-pensionnaires s’était procuré un livre écrit je crois par M. Feldenkrais. C’était un des tout premiers ouvrages sur le Judo et le Jujitsu. Cela devait être dans les années 48-49 et avec ce bouquin nous nous exercions sur les tapis de gym, au grand ébahissement des spectateurs, car, à cette époque, le Judo-Jujitsu était le seul art martial commençant à être connu et qui était considéré comme un art de lutte mystérieux et secret.
Hanashi Ai :
En quelle année avez-vous commencé, je dirais une pratique officielle du Judo ?
M. Lemarchand :
Après une petite pratique du close combat à l’armée. C’est en 1959 que les choses sérieuses commencèrent. Un moniteur de sport de la base militaire aérienne de Carpiquet était décidé à créer un club de Judo à Aunay-sur-Odon, petite ville du Calvados, où je résidais alors. Je fus le premier inscrit et par la suite un des plus assidus.
Hanashi Ai :
Le Judo a énormément changé. Comment était l’esprit à cette époque ?
M. Lemarchand :
Mon professeur M. Charles Caudron enseignait encore de façon traditionnelle en insistant beaucoup sur les valeurs morales et éducatives prônées par Jigoro Kano, ce qu’en fait je recherchais déjà. Cela n’empêchait pas la virilité, puisque je fus peu de temps après, champion de Normandie des kyu (sans catégories de poids, à cette époque). Il faut dire que le nombre de clubs était restreint, mais, je crois sincèrement que le niveau était déjà élevé.
Hanashi Ai :
Où avez-vous passé votre toute première ceinture noire ?
M. Lemarchand :
C’est à Rouen, que j’obtins le 1er dan, à l’école de Judo Jean Lemaître (le père de Jacques Lemaître, premier professeur de David Douillet). Là, l’esprit était beaucoup tourné vers la compétition, ce qui entraînait forcément des rencontres inter-clubs, mais également jalousies et mesquineries que je n’aimais pas trop. La mode était aux démonstrations de champions qui devaient remonter une ligne des meilleurs éléments d’un ou de plusieurs clubs. C’est ainsi que j’eus le grand honneur de rencontrer le champion du monde Matsura. Je réussis à le mettre en difficulté par tamoe nage, ce qui me conduisit à prendre le plus magistral « pion » de mon existence dans les secondes qui suivirent.
Hanashi Ai :
En quelle année avez-vous créé votre propre dojo ?
M. Lemarchand :
Avec l’aide de Jean Lemaître, je créais un premier club à la maison des jeunes de Duclair en 1964, puis à Pavilly, mon club actuel en 1965.
Hanashi Ai :
Vous avez également pratiqué d’autres disciplines. Le Judo ne vous satisfaisait plus, ou vouliez-vous découvrir autre chose ?
M. Lemarchand :
Le Judo se tournant de plus en plus vers la compétition à outrance, j’avais la nostalgie de l’ancien Jujitsu pratiqué au sein de mon premier club. Je suivais avec intérêt l’essor grandissant de nouvelles disciplines qui me semblaient pouvoir heureusement compléter le Judo. Dès que cela fut possible, je me mis donc à étudier le Karaté Shotokan sous la direction de Mrs. Vincent et Rosa (maintenant 6ème dan et le plus ancien professeur de Normandie) et l’Aïkido sous la direction de M. Tellier, lui-même élève de maître Mochizuki et Floquet. Mais, je n’étais pas vraiment satisfait. Ces pratiques en ordre dispersé m’apparaissaient quelque-peu incohérentes et je ressentais le besoin d’une méthode plus globale, rassemblant les diverses facettes de chacune de ces disciplines tout en conservant, surtout, l’idée morale et éducative voulue par Jigoro Kano. J’étais donc « prêt » pour ce qui allait suivre.
Hanashi Ai :
C’est-à-dire…
M. Lemarchand :
En mai 1970, je tombe sur un numéro spécial Shorinji Kempo de la revue Budo Magazine – Judo Kodokan, à laquelle j’étais abonné depuis presque sa création en 1951. L’article, très complet pour l’époque, présentait So Doshin, Tadotsu et le Shorinji Kempo, à l’occasion du Taikai de tout le Japon. L’auteur avait visiblement été stupéfait de voir le budokan de Tokyo comble avec plus de spectateurs que durant le plus célèbres championnats de Judo ou de Karaté et près de 2000 combattants. Il présentait également le premier ouvrage (en anglais) de So Doshin.
Hanashi Ai :
Mais cette année-là, le Shorinji Kempo n’existait pas encore en France ?
M. Lemarchand :
Non, mais en mars 1972 dans la revue France Judo, un article signé Jacques Benadon parlait du Shorinji Kempo d’une façon assez complète et, après avoir souligné que « l’aspect le plus délicat à saisir pour l’occidental concerne les relations qui régissent les rapports entre maître et disciples », concluait qu’à son avis l’organisation de la hiérarchie un peu militaire… le port d’une croix gammée… et svastika sur le mur… de chaque dojo feraient que les kenshi rencontreraient quelques problèmes en Europe, où l’on a déjà d’énormes difficultés à faire comprendre que n’importe lequel des budō est bien autre chose qu’un simple entraînement physique ou un sport de combat.Signe du destin, ou simple coïncidence, un jour (béni) de grève à la télé, passe un film sur les arts martiaux (d’Arnaud Desjardins), et là, soudain, c’est Tadotsu ! Tout un groupe de kenshi en hoi (kolomo) font kihon en poussant le kiai et démontrent quelques techniques. Pour moi, c’est la révélation, et… le coup de foudre. C’est décidé, c’est cela que je veux désormais pratiquer et faire découvrir à mes élèves également convertis. Je passe mes loisirs d’été (camping en Espagne) à traduire les quelques 250 pages du livre de So Doshin et à la rentrée de septembre, nous sommes une vingtaine à commencer une pratique confidentielle et… clandestine du Shorinji Kempo, que je considérais alors comme le complément idéal du Judo, bien supérieur au Jujitsu.
Hanashi Ai :
À part vous, bien-sûr, de cette vingtaine de personnes qui pratiquaient avec la seule aide d’un ouvrage, qui reste-t-il aujourd’hui ?
M. Lemarchand :
De ces premiers mordus, il reste encore Olivier Dupre, 3e dan, Jacques Houssin, 3e dan et professeur d’Auffay, et Francis Lefèvre, 1er dan actuel président de notre club. [l’actuel président du club de Pavilly est Sébastien Lemonnier, ndlr]
Hanashi Ai :
À quel moment avez-vous rejoint une vraie structure de Shorinji Kempo ?
M. Lemarchand :
Nous ignorions bien-sûr et nous ne pouvions même pas imaginer que justement, au même moment le Sensei Aosaka venait d’arriver en France. C’est encore à la lecture d’une revue spécialisée que j’appris avec stupéfaction qu’un stage de Noël était organisé à Rueil Malmaison par la… F.F.S.K. ! Ainsi, nous n’étions pas seuls. Après un contact téléphonique, je fus invité à m’y rendre avec mon dogi. À cette occasion, je rencontrais le Sensei ainsi que des personnages tels que Mrs. Domise, Najhi, Ciabaldini, Remeuf, Hervé, Clot et quelques autres qui allaient former la première équipe des « Sempai ».
Hanashi Ai :
Les cours étaient en région parisienne, vous habitiez comme aujourd’hui d’ailleurs la Normandie. Comment vous entraîniez-vous ?
M. Lemarchand :
Je me mis à faire l’aller-retour Normandie-Paris, chaque semaine pendant quatre ans, puis une fois sur deux par la suite. Le Sensei était célibataire à cette époque. Souvent, nous mangions ensemble le samedi-midi. Vous n’êtes pas sans ignorer que le Sensei aime prendre son temps, ce qui fait que mes rentrées à la maison étaient souvent tardives. Mon épouse a montré (et montre encore) beaucoup de patience et de compréhension. J’en profite pour la remercier.
Hanashi Ai :
Et ensuite, avez-vous continué sur le même rythme ?
M. Lemarchand :
Après, c’est pour ainsi dire la routine : cours du samedi, stages (je n’ai pas dû en manquer beaucoup en 26 ans) et entraînement au club. Judo plus Shorinji Kempo, j’étais chaque jour au club, du lundi au vendredi plus le samedi à Rueil. Mon travail me permettant de me libérer l’après-midi, le mercredi pour les enfants, je montais sur les tatamis de 14 heures à 22 heures sans interruption.
Hanashi Ai :
Vous vous consacrez, actuellement, uniquement à l’enseignement du Shorinji Kempo. Pourquoi et quand avez-vous arrêté celui du Judo ?
M. Lemarchand :
Peu à peu, comprenant que le Shorinji Kempo ne souffrait pas de partage, je laissais progressivement le Judo, pour cesser de l’enseigner complètement en 1982. Mais je dois dire, que de temps en temps, pendant les périodes de détentes, l’apprentissage de quelques projections et techniques au sol est fort apprécié, en particulier des enfants qui aiment bien se rouler à terre.
Hanashi Ai :
Après ces 26 années [42 années maintenant, ndlr] de pratique assidue de Shorinji Kempo, quels furent pour vous les événements les plus importants ?
M. Lemarchand :
Il y eu de nombreux événements marquants : venue des japonais, cérémonies d’anniversaires et, bien-sûr, les Taikai en Angleterre, au Japon, avec pour moi, le premier auquel j’ai eu l’honneur d’assister en 1989. Ce fut « grandiose » ! Hélas, So Doshin nous avait quittés, Roger Remeuf aussi, par la suite. Tout cela, avec l’abandon de quelques-uns que j’aimais beaucoup, fait partie des mauvais souvenirs, dont je n’aime guère parler mais qui sont toujours présents dans ma mémoire. Au niveau du club, les visites du Sensei étaient les points d’orgue de la saison. À chaque fois, il était attendu avec impatience et… un peu d’appréhension, car il ne manquait pas de s’appliquer à corriger les multiples défauts qu’il décelait. Mais, que de bons souvenirs ! Après l’entraînement c’était le repas, puis les discussions (tard dans la nuit). Le lendemain les balades puis le retour à Paris.
Après la naissance de sa fille Jennifer, le Sensei ne voulait pas laisser son épouse seule et désirait rentrer le jour-même. Imaginez un peu le parcours ! Lever 6h-6h30, trajet Rouen-Paris, entraînement de 10h à 12h30, repas chez le Sensei, trajet Marly(78)-Rouen, entraînement au club jusqu’à 19h30, repas et… discussions jusque tard dans la nuit, retour Rouen-Marly où le Sensei m’invitait à boire un thé ou un café et… à discuter. Enfin, retour Marly-Rouen au petit jour après 24h00 sans dormir !!!
Hanashi Ai :
Vous aviez une énergie peu commune et montriez une ferveur digne des récits des budoka d’antan au Japon pour apprendre le Shorinji Kempo. Pensez-vous que cette fougue puisse exister encore ?
M. Lemarchand :
C’était les conditions dans lesquelles nous pratiquions à l’époque. Je ne voudrais pas me montrer « ancien combattant », mais il me semble que cet esprit s’est un peu perdu et j’espère que des jeunes kenshi pleins d’ardeur sauront faire tout ce qu’il faut pour infliger un démenti aux propos pessimistes tenus par M. Benadon dans la revue de mars 1972 que j’ai cité précédemment.
Hanashi Ai :
Souhaitez-vous ajouter autre chose pour terminer cet entretien ?
M. Lemarchand :
Pour conclure, je dirai que le Shorinji Kempo m’a bien apporté tout ce que j’en espérais et bien d’autres choses auxquelles je n’avais même pas pensé au départ. Mes seuls regrets sont d’être allé trop tard au Japon pour avoir la joie de rencontrer le Kaiso et… de ne pas avoir fait connaissance avec le Shorinji Kempo lorsque j’avais 20 ans. N’étant pas sentimentalement parlant d’une nature expansive, j’en profiterai pour essayer d’exprimer au Sensei toute ma gratitude devant les efforts incessants qu’il a déployés pour tenter de faire entrer dans les têtes de bois que nous sommes, quelques parcelles de son grand savoir.
Hanashi Ai :
Merci beaucoup M. Lemarchand pour ce passionnant récit.
Propos recueillis par Didier Chaigneau.